Just a tale
"- Joanee, Joanee, j'aime ton prénom, il est... beau, ces "e" appuyés, allongés comme j'aimerais t'y voir, longs et doux comme une plainte déchirante de plaisir, entamé par ce début si soudain, si animal, si stupide, cette fin qui me donne des envies d'horizons, Joan, tu es belle comme le ciel, tu es le ciel, j'aime ta beauté, si froide et si froncée, ton regard hautain et tes mains glacées, tes dents parfois malformées, tes lèvres parfois gercées, là, parfois brillantes, c'est comme si tu muais, Joanee, tu es belle comme un portrait de Bellini, immobile comme une chatte qu'on dérange au seul regard posé sur elle, tu es belle comme les paysages de mes rêves, les ponts brumeux de mes fantasmes, je t'aime, Joan, Joan, regarde moi, est-ce que tu me trouves beau, Joanee?"
"Qu'est ce qui serait "beau", si la contradiction n'était pas devenue consciente d'elle-même, si d'abord la laideur ne s'était pas dit à elle-même: "je suis laide" ?" (Nietzsche,
Généalogie de la morale,
seconde dissert)
"Ce qui se pense beau se mange, se regarde, se voit lui même dans les iris des autres, se compare, se croise, ne découvre que lui, chaque jour, chaque seconde, ce qui se pense beau ne s'est jamais regardé. Le beau qui s'ignore n'existe pas. La beauté réside dans la conscience de la laideur, laideur, mot si repoussant, que tout le monde se jette tour à tour comme une malédiction, que tout le monde craint et pleure, qu'on maltraite parce qu'on ignore. La beauté nait d'une laideur maîtrisée, consciente d'elle même, de cette équation mathématique, métaphysique de la conscience, de cette douce et terrible explosion du "je suis laid". La beauté nait du rien, du bâclé, du détail dans le chaos, de la lueur dans le noir, de l'euphorie de l'espoir dans le désespoir. Le laid, en tout ce qu'il a de conscient, reluis, plein de finition, de maturité, il est comme un chef d'oeuvre pictural terminé, affirmé, fascinant. J'aime ce qu'on croit laid, j'aime le bien et le mal, les deux ensemble, j'aime le mal quand il sait qu'il est mal, il n'en devient pas le bien, il en devient le parfait, la conscience amorale, moi, je sais voir les perles dans les huitres cassées, et les diamants dans les coffres rouillés."
"Elle parle comme elle chante, regardez-la quelques secondes, il y a comme quelque chose en cette fille qui nous empêche de détourner le regard. Peut-être le fait étonnant qu'elle croise toujours le votre, lorsque vous la regardez, caché ou non, elle parait sentir les choses, ne jamais vous ignorer.
J'aime beaucoup Joanee, parce qu'elle est gentille avec moi, et que peu de gens sont gentils avec moi. A Poudlard, on m'appelle souvent "baleine", à cause de mon poids. Je-n'ai-pas-honte. Je m'en fous. Complètement. Complètement... Joanee, c'est la seule, la seule qui me sourit pas par pitié ou pour se convaincre intérieurement qu'elle est une fille tout de même sympa, dans le fond. On dirait, quand elle me regarde, que je suis quelque chose de dingue, un être exceptionnel, comme si je pouvais... intéresser quelqu'un, elle, en l'occurrence. Elle ne me parle pas pour autant, ne me raconte pas ses secrets, mais elle me fait rire, elle est très drôle, et j'aime énormément quand les petites fossettes au coin de ses joues apparaissent lorsqu'elle sourit. Ses yeux scintillent comme deux étoiles, et quand elle me regarde, j'ai l'impression de les manger. Avec Joanee, je me sens presque belle.
Elle a une beauté qu'on aime, qu'on serre contre soi sans jamais se sentir ridicule face à elle, ou encore se sentir tout petit face à tant de beauté. Joanee est noble. Joanee dit qu'elle m'aime bien, parce que je suis faible, et dit-elle, innocente. Elle dit qu'elle aime les filles qui ont des yeux d'enfants. Joanee aime toujours tout ce que je fais, elle sourit quand je lui parle de mes vacances, et de Harry, mon petit frère, elle acquiesce quand je lui demande d'aller à la bibliothèque, quand je lui donne les notes de mes devoirs en métamorphose. Elle dit que si je suis si douée en cette matière, c'est parce que je voudrais à tout prix "changer de peau", enfin, elle le dit en plaisantant. Toutes les filles essaient d'être amies avec Joanee. Elles lui font des compliment, lui parlent de garçons, toutes ces choses dont, moi aussi, au début, j'avais essayé de lui causer, pour être son amie. Celles-la, elle les renvoie d'où elles viennent avec la sévérité d'une directrice de maison. C'est moi, son amie, elle me l'a dit. Elle me l'a dit quand je lui racontais ce que papa me faisait, avant, avant que je sois placée dans ma vraie famille - je l'appelle vraie parce que je m'y sens mieux que dans la première, l'ancienne - pendant que je lui racontais, je sentais ma gorge se serrer, ma respiration se bloquer, ça me faisait peur, mais elle a caressé ma joue - personne ici ne m'a jamais fait ça - et elle m'a dit, doucement, qu'elle était mon amie, et qu'elle comptais sur mon aide, pour "quelque chose", qu'elle aurait à faire, "plus tard". Je n'ai pas compris de quoi il était question, mais j'ai tout de suite promis que je serai là, toujours, dès qu'elle aura besoin de moi. Je l'aime.
Joanee est "amie" avec les filles comme moi, celles qui, dans l'école, n'ont pas vraiment d'amies, ou bien sont... trop timides pour s'en faire... Joanee a aussi d'autres amis, seulement des garçons, le plus souvent, ils sont grands, ce sont les garçons les plus intelligents de l'école, à moi, ils me font peur, et aussi à Emily Ladger, elle me l'a dit. Ils se réunissent souvent le soir, entre eux, dans les cachots, ils parlent de "choses graves", m'a dit un jour Joanee alors que je la suppliai de me donner quelques détails. Il y avait quelque chose que je pensais rieur dans ses yeux. Je lui en avais encore demandé, encore et encore, la suppliant, me tordant, pour la faire craquer, et le regard qu'elle m'avait jeté ce jour là, le jour de "la fois de trop", je ne l'ai jamais oublié, jamais je ne le pourrai. Un regard si froid, si dur, un regard de ... serpent. Un regard qui m'a glacée, figée, comme si mon coeur avait cessé de battre. Je n'ai plus rien demandé à compter de ce jour. Ce regard m'avait fait peur et le soir, j'avais eu des douleurs dans la poitrine, et je pleurais. Alors elle était venue près de moi, comme ça, en pleine nuit, sur mon lit, elle avait caressé mes cheveux, ma gorge, et j'avais soudain ressenti un bien immense, quelque chose de si bon, de si fort, comme du chocolat chaud, quelque chose de fou qui avait séché mes larmes comme un soleil de fin d'après midi de vacances d'été. Ses cheveux blonds dorés. Son visage fin hypnotique. Ses dents de perle. Sa peau de soie du Liban. Sa langue dorée, sa voix brisée comme le... oh, Joanee..."
Là, dedans la lumière, il y a une femme qui danse, sa robe blanche emporte avec elle les maux de la terre, les cicatrices des hommes, les larmes des enfants. Dans les caves, sur les places où jamais la musique ne s'arrête, quand les princesses s'endorment en rêvant aux jours charmants, les âmes de la nuit se réveillent pour danser la vie.
Les seins de la lune renversent leur élixir laiteux sur les cheveux des danseuses, referment les plaies des pleureurs. Une âcre odeur de sensualité dans ce fourneau d'hommes et de femmes. Je ne peux vivre que la nuit, aux sons des guitares, aux fleurs des âmes.
on dit que je suis belle. on ignore mes défauts.
Les talons des jeunes filles peuvent faire trembler les pavés, les mains frappées des jeunes hommes font frissonner les planchers, quand les effluves de la nuit en sont à leur puissant paroxysme. En général, c'est là que je m'échappe. File dans la nuit noire, misérable voyageuse de la nuit, toujours partie avant l'orgasme final de l'orgie abyssale.
on dit que je suis le diable en décolleté de soi. on fantasme, à cet âge.
Un. Le maitre de son destin
Chère Joanee Dinah Lestrange,
Nous avons le plaisir de vous informer que vous bénéficiez d'ores et déjà d'une inscription à Poudlard, Collège et Université de Sorcellerie et de Magie. Vous trouverez ci-joint la liste des ouvrages et équipements nécessaires au bon déroulement de votre scolarité. La rentrée étant fixée au 1er septembre, nous attendons votre hibou le 31 juillet au plus tard.
Veuillez croire, chère Joanee Dinah Lestrange, etc, etc.Une évidence, bien entendu. La lettre était partie à la poubelle deux minutes après son ouverture. Le mot "cracmol" n'existait, ne pouvait pas exister dans le vocabulaire stocké depuis cinquante cinq ans par Alphard Lestrange. "Cracmol", vous dites? Sûrement une maladie étrange qui apparait à la suite d'un pourrissement des gênes. Comment la magie pourrait-elle quitter entièrement un corps de sorcier prêt depuis des générations à la recevoir? C'était de toute évidence que la famille de sorciers qui avait donné naissance à un "cracmol" devait avoir bien peu veillé sur ses pouvoirs et s'être beaucoup plus occupée de moldus que de sorcellerie, si vous voulez mon avis. La certitude de la non existence de cracmols dans la famille Lestrange reposait sur un arbre généalogique qui s'arrêtait au XV°siècle et surtout sur une force autopersuasive digne des plus puissants sortilèges d'oubliettes. Le devise des Lestrange n'était pas, comme les Blacks anglais, "toujours pur", mais "préservons la magie"; ce qui revenait, vous l'aurez remarqué, à peu près au même, puisque les Lestrange ne considéraient pas les enfants de moldus comme de vrais détenteurs de pleine magie. Serpentard, la maison des forts et des meilleurs, avait toujours été la maison des membres de la famille Lestrange; il n'y avait donc aucune raison que cela se passe autrement. Icaar et Tybalt avaient été envoyés à Serpentard, Joanee y serait également envoyée, et tout le reste n'avait aucune importance. Il n'y avait rien, absolument rien de moldu dans le manoir familial des Lestrange. Le feu de cheminée ronflait véritablement et était bien évidemment connecté au réseau de cheminette, les tableaux étaient tous animés et doués de parole, il arrivait même, les jours de grande fête, à l'évier et à la poubelle de roter de satisfaction sous l'afflux d'eau moussante ou de détritus. Des Mains de la Gloire servaient de chandelles pour les promenades nocturnes. Sans compter les cinq elfes de maison -tous de la même "portée"- qui circulaient depuis des années dans toutes les pièces de la demeure. Ce furent les potions, bien avant l'astronomie, qui révélèrent les dons certifiés de la petite Joanee, lorsque, pour son cinquième anniversaire, elle reçut un chaudron et un nécessaire à potions prévu à l'usage des enfants sorciers, dont les effets n'atteignaient tout au plus qu'un changement de couleur de cheveux. Un jour, sans que l'on sache jamais ce qu'elle avait voulu créer, la gamine porta les lèvres à sa fiole et testa sa propre potion. Ce fut lorsqu'elle traversa le salon portée dans l'air par deux grandes ailes blanches que la lueur toutefois un peu inquiète au fond des pupilles d'Alphard Lestrange s'éteint enfin pour en revenir au bon déroulement de ses certitudes.
« Ne fais pas l'erreur de croire que parce que tu as de bonnes notes, je vais te laisser nous déshonorer. »
D'après Alphard, les femmes de la famille Lestrange se devaient d'être: sérieuses, discrètes, belles mais pas trop – pour ne pas attirer les jeunes hommes aux dents longues, brillantes dans un domaine seulement – pour ne pas avoir l'air d'une extravagante, attentionnée et soumise à ses deux grands frères. Pour le comble de son malheur, sa fille unique, Joanee, si elle lui avait fait le plaisir d'être envoyée à Serpentard et de se montrer brillante en potions, ne suivait pas cette voie toute tracée. D'abord, elle était dissipée. Ses bonnes notes lui offraient le pardon de tous les professeurs, mais cette attitude polissonne dégradait l'image figée de la famille Joanee. Elle jouait au Quidditch et était désormais connue comme une « très bonne poursuiveuse »: horreur totale pour Alphard Lestrange: les femmes de la famille ne devaient absolument pas pratiquer ce sport brutal et masculin. Dans sa paranoïa, il avait demandé à ses deux plus grands fils de veiller sur leur petite soeur, mais il avait la nette impression que Tybalt et Icaar partageaient avec elle des secrets inavouables – peut être même, comble du déshonneur, des aventures polissonnes avec des jeunes hommes ! Lorsqu'Alphard leur demandait des comptes rendus sur l'attitude de leur plus jeune soeur, les deux garçons se contentaient d'affirmer que cette dernière ne leur laissait pas l'accès à sa vie privée, sous peine de sortilège repousse-curieux. Face à son père, Joanee se montrait une jeune fille aimante, sage et drôle – elle arrivait même à le surprendre plus d'une fois, par sa perspicacité, son esprit malin, sa culture et son sens inné de la séduction. Cela le ravissait intérieurement et l'angoissait: sa fille savait se mettre n'importe qui dans la poche. Les choses continuaient de bon train, arrivée à sa quatrième année, Joanee Lestrange était connue de toute l'école et, pire que tout: elle ne manifestait aucune répulsion vis à vis des nés moldus. Et, comme ces hommes qui hésitent entre divers réactions face au jamais-vu, Alphard Lestrange opta pour une sévère répression. Il décida – allant à l'encontre de l'avis de sa femme – d'envoyer sa fille unique chez Becky, sa soeur aînée, vieille sorcière de Salem, dont personne dans le monde de la sorcellerie ne dénigrait les grands talents magiques, mais dont personne non plus ne contestait la vérité: elle était folle.
Deux. Becky, sorcière de Salem
"- NON.
- Mais POURQUOI ?
- Hors de question. Pour qui te prends-tu ? Tu fais n'importe quoi, tu veux te faire renvoyer c'est ça ?! Tu ne passes pas l'été ici à faire n'importe quoi, en attendant de passer une autre année terrible. Tu as presque quinze ans, Joanee, et regarde tes pouvoirs, tu n'es pas une sorcière normale, tu arrives même à t'auto brûler!
- Mère, ça ne me dérange pas, je t'assure...
- "Ca ne me dérange pas" dit-elle! Tu pars tout cet été chez Becky. Ton père en a décidé ainsi.
- Qu... quoi ? Becky, ta tante qu'on n'a jamais vue, celle qui a étudié à Salem et qui est complètement tarée", dit Joan d'un air sarcastique. La voix d'Alphard retentit depuis la salle à manger.
"- Elle est peut-être "tarée", comme tu dis, mais elle a des pouvoirs qui dépassent ton imagination, et elle, au moins, elle se contrôle.
- Mais...
- Tu contredis ta mère ?
- Je... Non, non, bien sûr que non."
Joanee se mordit la lèvre pour éviter à ses larmes de tomber sur ses joues, que sa mère se mit à caresser, attrapant sa fille par les épaules et l'obligeant à se rapprocher de sa robe blanche. D'un geste, Joan se dégagea de l'étreinte de sa mère et monta dans sa chambre, sentant des crépitements dans les paumes de ses mains qui la brûlaient malicieusement, comme pour se moquer d'elle.
Becky vivait à Londres.
« - Petite fille, tu es bien trop sombre et mystérieuse pour l’Angleterre, susurrait Becky de sa voix à couper au couteau. Nous, les sorcières de Salem, ainsi que la plupart des sorciers, pour ne parler que d'eux, possédons en nous des forces et des puissances à jamais insatisfaites, inassouvies. Nous sommes à la fois le bien et le mal, nous sommes capables du pire, comme du meilleur. Se protéger des forces du mal, c’est mettre sous couvert d’un voile blanc toute une partie de nous-mêmes, se protéger de nous, ça ne nous aide pas à nous comprendre, n’est ce pas, Leonis ? »
Joanee acquiesçait lentement, son regard sérieux et réfléchit posé sur le visage de Becky, qui reprenait, après une gorgée d’hydromel.
« - On devrait vous apprendre à contrôler vos pouvoirs. Les mages blancs et les mages noirs n'existent que dans les contes pour petits sorciers, on naît tous à la fois blanc et noir, nègre et colon, esclave et maître. »
A cet instant, elle se saisissait de la fiole de verre qui contenait le Belzébuth, poison qui vous faisait mourir un homme et tuait en même temps son âme – interdite à la possession personnelle depuis 1825, mais Becky était une sorcière de Salem…- avec une violence qui faisait sursauter Joan.
« - On dit de cette fiole qu’elle contient le mal, encore et toujours le mal. Veux tu t’en défendre, Joanee, en as-tu... peur ? »
Son regard bleuté miroitant dans le verre, Jo fit lentement « non » de la tête. Les yeux ridés et exorbités de Becky l’incitèrent d’un signe à poursuivre. Becky désirait que l’on aille toujours jusqu’au bout de ses interprétations, de ses sensations. Joan entrouvrait avec hésitation ses lèvres rosées, et répondait doucement, presque en un murmure :
« - Je la garderais près de moi. Je pourrais en avoir besoin… » Becky éclatait de son rire glapissant, qui la faisait tant ressembler à une chauve-souris.
« - Et bien ! Avoir besoin de la Belzébuth ! »
Elle s’arrêtait alors de rire et secouait une tête navrée au dessus de sa fiole, tremblotante entre ses doigts de sorcière.
« - Jamais entendu une pareille sottise. »
Elle semblait parler à sa fiole plus qu’à Jo – Becky aimait beaucoup s’adresser aux objets, aux animaux, bien plus qu’aux hommes, à vrai dire-. Elle pointait un doigt sur sa petite nièce, son autre main empoignant la fiole, qu’elle balançait près de la figure de la gamine, toute frissonnante devant la mort infinie sous son nez.
« - Il n’y a rien de serviable là-dedans, Joanee, ce que tu vois de magie à l’intérieur de cette fiole, c’est le mal à l’état pur, le mal distillé, la fin de tout. »
Elle marqua une pose pour reprendre son souffle. –Becky n’avait pas beaucoup de souffle-. Elle reprenait.
« - Mais si je verse dans cette fiole ne serait-ce qu’une minuscule goutte de lait de licorne à deux têtes…sais tu ce qui se passe ? »
Joanee, qui murmurait entre ses dents « Vieilles superstitions de sorcières… », se contenait de hocher la tête négativement, ce qui rendait Becky encore plus folle de son succès.
« - Et bien, une seule goutte de lait de licorne à deux têtes, et ce que tu appelles le mal, là, procure à celui qui la boit… » Elle marquait ici une pose agaçante, vidant d’un long trait son verre d’alcool, le reposant sur la table avec une force qui faisait s’envoler le corbeau Wilfried, et déclamait, sa langue claquant toujours contre son palais :
« - La vie éternelle ».
Elle se balançait en arrière pour aller s’écraser sur le dos de sa chaise de bois usé, un sourire satisfait sur son visage taillé au couteau. Joanee secouait lentement la tête de droite à gauche, le regard fixé sur la fiole.
« - Becky, il n’existe plus de licorne à deux têtes depuis le début du Moyen Age. A quoi te sert cette fiole, si ce n’est à te suicider ou tuer quelqu’un de la pire manière qui soit … »
Becky se rapprochait de Joan en grommelant.
« - A quoi te sert, Becky, à quoi te sert… Et à toi, petite, à quoi te sert ta tête, si tu ne t’en sers point ? Qu’est ce qui te fait croire que ce qui disparaît ne revient jamais ? »
A cet instant, l’alcool et l’esprit de Becky se faisant cruellement sentir dans la conversation, Joan souriait d’un air malicieux et se levait de table.
« - Emporte aussi ma tasse à l’évier »
Glapissait Becky, lui tendait sa propre tasse de thé à laver. Elle bourrait sa pipe le temps que Jo lavait, puis lorsqu’elle reprenait sa place, Becky faisait mine de s’endormir, sa pipe ronflant autour d’elle comme une cheminée, mais la jeune fille savait qu’elle avait encore quelque chose à lui dire. En effet, Becky ouvrait un œil, s’approchait de sa nièce avec un sourire mauvais.
« - Vous avez bien sûr des cours de défense contre les forces du bien, c’est évident… »
Si les cours à Poudlard avaient sûrement changés depuis les années où Becky s'y était intéressée, il était certain qu’elle n’était pas sans savoir qu’il était évident que non, ils n’apprenaient pas à se protéger du bien. Elle faisait non de la tête avec un mince sourire. Becky jouait les outrées.
« - Non ? Non ?! Et bien non. Non alors. Et pourtant Joanee, vois comme les apparences sont trompeuses, et qu’il serait trop simple, trop bas, trop académique –elle crachait son tabac à terre, Jo grimaçait- de qualifier les choses de la magie par de simples mots. Bien, mal, qu'est-ce que ça veut dire, sinon que les choses ne savent pas changer ? »
Elle s’approchait d’un air inquiétant que Joan connaissait bien, maintenant.
« - Toute magie est en mouvement, Joanee, que tes yeux s’en aperçoivent ou pas, les minuscules molécules de l’air qui transpirent de puissance sont sans cesse en train de s’accoler avec d'autres, de grossir, ou encore de s’effacer. Observe bien ce que je vais te montrer. »
Du bout de son index crochu, elle faisait sortir une flamme verte, devant le nez de Joan, visiblement très impressionnée –allez savoir pourquoi-. La gamine murmurait :
« - Un sortilège distillé… »
En effet.
« - En effet, petite, je tiens au dessus de ton nez le plus connu des sortilèges de mort qui existe. Quiconque l’utilise sur un être vivant lui procure une mort instantanée, un simple éclair de lumière verte, et le pauvre bougre s’en va rejoindre les damnés. Le mal, Joanee, n’est ce pas le mal ? »
Jo approuvait, toujours lentement, sur ses gardes. Becky frappait contre la table de son poing émacié, Joanee sursautant encore, la flamme tressaillant plus que jamais au bout de l'ongle de la vieille sorcière.
« - Non, non et non ! Tu ne comprends donc rien ! Tu vois le mal partout ! »
Elle faisait disparaître la flamme à l’intérieur de son doigt et rapprochait sa main de Joan.
« - Le bien, Joanee, qu’est ce que le bien ? »
La gamine réfléchissait à un exemple à donner qui aurait pu tenir le chemin malgré la redoutable Becky, mais tout ce qu’elle trouvait à dire :
« - Le sortilus Patos ? »
Le sortilus patos était un vieux sortilège capable de guérir n’importe quelle blessure, très utilisé depuis toujours pour toute sorte de coupure, superficielle ou profonde. Becky ouvrait de grands yeux de chouette égarée et secouait sa tête échevelée d'un air sinistre.
« - C’était le pire exemple que tu me pouvais donner, petite. Approche moi donc ta main. Approche, approche, te dis je ! » Avant qu’elle ne s’impatienta, Joanee, de mauvaise grâce, tendit la paume de sa main, lisse et rose. Becky approchait son index tout en murmurant :
« -
Patos warjan », la formule prononcée du sortilus patos. Jo sentit une plaie inexistante se refermer sur sa main, les plis de sa peau lisse se tordant en deux, sa main se recroquevillant sur elle-même. Elle retira sa main avec un sursaut.
« - Aïe, Becky, ça fait mal ! »
Les larmes aux yeux, elle fusillait sa tante du regard, qui riait comme un petit diable.
« - Alors Joan, bien ou mal ? »
En un été, Joanee apprit à contrôler ses pouvoirs, à maîtriser ses émotions, elle rattrapa les cours qui lui manquaient, elle apprit bien plus que les cours, grâce à l'immense savoir de la sorcière de Salem. Becky lui enseignait les secrets imperceptibles de la magie, où les mots "noire" et "blanche" semblaient avoir perdu tout leur sens, lui distillait des morceaux de vie, de lumière sous les yeux, décomposait les lueurs, les couleurs, lui apprenait à lire le ciel sans y trouver de réponses. Becky, elle même légèrement impressionnée - bien qu'elle n'en fit rien paraitre - par les capacités de la jeune sorcière, l'emmena à la réunion des sorcières de Salem, en Floride cette année-là, en pleine forêt, lui ordonnant de se taire durant toute une semaine. Sept jours durant, Joanee n'avait pas eu le droit de dire un seul mot. Elle avait tenté de protester, mais Becky se montrait intraitable.
« Si tu parles je te tue. »
Si les autres membres de la communauté s'avançaient pour lui parler, Becky piaillait que sa nièce était malheureux muette. Elle lui ordonnait, comme on ordonne à une marionnette, de montrer des sortilège, de faire voir sa puissante jeunesse. Cela avait certes ses effets, puisqu'en rentrant à Londres,
« - Le mage Ulric veut t'épouser.
- Celui qui a quatre-vingt-cinq ans ?
- Exact. Un bon parti, dont je suppose qu'en bonne sotte, tu ne veux pas.
- Bien supposé » répondit Jo d'un air excédé, levant les yeux au ciel.
« - Et Americ Kaloyan veut te donner en mariage à son fils.
- Me... "donner en mariage"? Becky, on n'est plus au dix-huitième siècle !
- C'était mieux quand tu te taisais, petite pie. »
Trois. Homo sum, humani nil a me alienum puto
La vie de Joanee à Poudlard était uniquement centrée sur le déroulement des activités propres au château. Seconde maison d'études après le taudis de Becky, l'école était pour elle un véritable reliquaire: c'était là qu'elle évoluait, au milieu de ses deux frères. Poudlard c'était aussi le premier lieu social a expérimenter. Elle y faisait ses propres magouilles. Elle y avait son groupe particulier de fréquentations, masculines, c'est vrai, pour la plupart, car plus mature que les filles de son âge -qui en étaient restées au dur réveil hormonal et à l'entreprise de séduction- elle n'arrivait pas à ne pas susciter les jalousies et les haines, les admirations hypocrites. Cependant, la seule chose qui portait le corps léger de Joanee partout où elle se déplaçait, c'était la magie, la force surpuissante chez la sorcière que Becky lui avait appris à percevoir en elle. Elle la sentait s'accroitre, grandir, chauffer lors de la manipulations de sortilèges, elle la sentait mise à l'épreuve lors de l'exercice de la divination, elle apprenait à l'allier avec les ressentis de son corps matériels, de ses sens, lors de la fabrication de potions, d'antidotes, de poisons. La magie savait, la magie guidait. L'être humain altérait sa puissance, la magie n'était pas faite pour être enfermée dans des corps, elle ne cessait d'en sortir. Apprendre à la maîtriser et à la laisser enfermer à l'intérieur d'une simple et fine enveloppe charnelle n'était pas aussi aisé que Poudlard le prétendait. Apprendre à contrôler les effets de la magie -plus ou moins puissante- que contenait son corps, simplement les contrôler, les garder à l'intérieur pour ne les sortir que lors de tâches traditionnelles, habituelles, c'était faire des sorciers moyens. Le sorcier puissant, lui, agissait avec sa magie, cherchait à distiller le moindre effet présent dans son corps, afin de choisir si oui, ou non il devait le privilégier par rapport à d'autres. Il s'agissait d'un difficile travail de composition, auquel Joanee aspirait à devenir maîtresse. Et il n'existait pas de meilleur endroit que Poudlard où affirmer sa volonté de puissance...
De la persuasion, et de l'indépendance
-
Dignus est intrare. La salle lui fut accessible à l'écoute de son mot de passe de la semaine, et Joanee se faufila à l'intérieur. Il y faisait tiède, et elle remarqua qu'Abram, le préfet en chef, avait envoyé la plupart des autres élèves se coucher. Les sept, comme d'habitude, s'étaient regroupés silencieusement autour d'une table près du feu presque éteint, et l'attendaient pour commencer. Sans détour, elle avança vers eux, tandis que Maria Ridgewick lui barra le chemin, des larmes se distinguant dans ses yeux malgré son acné ahurissant. Elle semblait avoir besoin de lui parler. Joanee s'arrêta, apercevant, au fond, Abram lever les yeux au ciel.
- Joanee.
La jeune femme haussa un sourcil poli. Maria se tordait les mains l'une dans l'autre, se balançait d'un pied sur l'autre.
- Oui ?... Maria, ajouta-t-elle rapidement.
Maria posa sur elle un regard implorant.
- Le magenmagot a décidé. Mon père part à Azkaban dans trois jours.
Joan ferma les yeux quelques secondes. Evidemment, Gregory Ridgewick, ce sorcier répugnant, cupide, assoiffé de pouvoir et stupide méritait sa peine, il aurait même du se sentir gracié, selon Jo, de ne pas avoir été livré directement aux Détraqueurs. Cependant, Maria Ridgewick, sa fille, était venue s'offrir, là, à ses pieds, sanglotante, attendant dans un silence trempé le verdict sacré, la parole divine qui ferait renaître le soleil. Comme il était facile de procurer de la joie aux plus démunis, de faire apparaître le bonheur aux malheureux, de leur faire miroiter ce qu'ils rêvaient de voir mais n'osaient jamais eux-même faire jaillir d'eux. Elle savait. Elle savait comme Icaar, son frère, savait changer les pleurs en rires, comme avec lui l'orage paraissait un spectacle de feux d'artifice. Petite, Jo avait peur des éclairs. Souvent, ils passaient très près du manoir, très près de sa chambre, pour gifler les arbres du jardin dans une lumière aveuglante qui laissait des étoiles dans les yeux. Tybalt disait qu'ils étaient les coup de pieds au cul de la lune. La lune dansait avec son voile, se cachait, se dénudait, masquait et démasquait son sein blanc au regard du diable qui soupire, lançant son rire blond au soleil qui dormait. Parfois, elle était punie. Alors elle pleurait. Après l'éclair venait la pluie. Les désespérés étaient des fidèles. Ils n'oubliaient jamais la dette qu'ils avaient envers vous. Tout l'intérêt résidait dans la nuance subtile: procurer un bonheur éphémère au désespéré, de manière à ce qu'il ne cesse jamais d'être désespéré. Joan rouvrit ses yeux bleus froids et les posa sur Maria.
- Je pars à Londres pour les vacances. Que dirais-tu de m'accompagner ?
Bien sûr, il s'agissait d'une idée absurde. Par les temps qui couraient, se promener là où elle avait besoin de se rendre la semaine prochaine avec une désespérée de dix-huit ans collée à ses basques était une pure folie. Mais après tout, Maria, aussi pitoyable soit-elle, était de sang pur. Les pourcentages de risques en étaient minimisés, à moins.. à moins qu'elle ne tombe sur Becky. A éviter à tout prix. Il était peut-être temps de poser des conditions sérieuses au marché... Jo ouvrit la bouche pour exposer les règles, mais elle n'en eut pas le temps. Heureusement, Maria avait trop de respect et d'admiration pour elle pour lui sauter au cou, mais il s'en était fallut de peu. Les poings soudainement serrés, le visage rayonnant, elle murmura:
- Oui, oui, oui, Joanee, oh, ce serait merveilleux.
Sûrement que Maria Ridgewick s'imaginait qu'elle et Joan allaient jouer les touristes dans la capitale, faire des manèges sorciers et manger des barbes à papa, jeter des sorts d'engourdissement aux moldus et éclater de rire en s'enfuyant en courant... Jo fronça les sourcils devant ce visage qui semblait ne rien comprendre du tout, mais aucun mot ne pu sortir. Elle en était incapable. La force qui se dégageait à présent des yeux de Maria, le réveil de bonheur que lui avaient procuré les paroles de Joan, la rendaient presque divine. Joanee percevait la magie en elle, bouillonnante, trépidante comme un pur sang arabe; à cet instant même, Jo savait que Maria Ridgewick, minable en cours de sortilèges et enchantements, aurait pu soulever l'armoire à leur droite d'un seul coup d'oeil. Un mince sourire se dessina au coin de ses lèvres.
- Alors c'est d'accord, nous en reparlerons. Ne te tracasse plus, maintenant, va te coucher.
En la regardant partir comme une enfant à laquelle on vient de donner son baiser du soir et d'assurer qu'aucun loup-garou n'est caché sous son lit, une lueur verte passa dans le regard de Joanee Lestrange. Bien sûr. Bien sûr, Maria n'aimait pas son malade de père. Maria souffrait des violences que son père leur infligeait, à elle et à sa soeur. Bien sûr, ce n'était pas le départ à Azkaban de son papa-chéri qui anéantissait Maria, c'était tout simplement le départ. Encore une personne qui la laissait, encore une carte du jeu qui s'enfuyait d'entre ses mains, et, plus loin, pas trop loin, le vide et le silence du désert. La solitude la plus totale. Maria Ridgewick aurait donné jusqu'à son âme pour que quelqu'un, quelque part, lui assure qu'il était avec elle, qu'elle n'était pas seule. En se dirigeant vers ses amis intimes, Joanee se conforta dans son idée. C'en était une bonne. L'âme de Maria était belle, comme toute âme qui a reçu le don surnaturel de la magie.
Elle salua les jeunes hommes présents et prit place sur le siège qui lui avait été réservé. Abram, elle le sentait, brûlait de leur apprendre quelque chose. Elle lui jeta un regard mi interrogateur mi amusé. Le jeune homme, grand, noir, beau, aux pommettes hautes, ouvrit la bouche.
- Nous avons rendu visite à mon grand-père, ce week-end -mon père a insisté pour que je sois présent, et il a tenu à ce que nous parlions en tête-à-tête.
- Est-ce que Manoah va bien, Abram ? demanda respectueusement Murdoch.
- Il est toujours le même, je te remercie, répondit Abram avec un signe de tête. Entre autres choses toutes plus intéressantes les unes que les autres, mon grand-père m'a parlé d'une certaine forme de magie, très... rare.
Joanee hocha la tête. Elle savait qu'il s'était retenu d'ajouter "très noire". Elle leur avait demandé de ne pas faire cette différence. Abram poursuivit.
- Bien entendu, personne dans ma famille ne l'a jamais utilisé, ni même essayé. Nous le connaissons, voilà tout.
Encore une fois, il observa rapidement la salle afin de s'assurer qu'ils étaient seuls. Visiblement, Maria avait été la dernière élève à quitter une salle commune qui n'était pas la sienne et qui ne voulait pas d'elle.
- Horcruxe, prononça Abram dans un souffle.
Tous les garçons se regardèrent sans comprendre, mais Joanee savait que le regard d'Abram était fixé sur elle. Elle fronça les sourcils. Jamais, à son souvenir, Becky ne lui avait parlé de cette forme de magie, et pourtant, Becky semblait spécialisée dans la connaissance des formes de magie les plus inquiétantes au monde. Satisfait de son effet, Abram reprit.
- Il s'agit d'une forme de magie tabou dans le monde des sorciers, et particulièrement en Angleterre, fit-il en fronçant le nez comme si une odeur particulièrement écoeurante était soudain venue flotter au-dessus de la table, là où, pourtant, elle a été créée. A Durmstrang, bien sûr, je suis certain que certains livres osent décrire l'enchantement aux étudiants, après tout, nous sommes ici pour nous cultiver à propos de notre univers, ajouta-t-il d'un air important. D'après les explications de mon grand-père, un horcruxe est un corps, matériel ou fait de chair, animé ou inanimé, dans lequel un sorcier peut enfermer une partie de son âme.
Joanee releva les yeux pour les poser sur Abram, plus intéressée que jamais.
- Avec l'enchantement, l'âme peut se diviser... autant de fois qu'on le désire, toujours d'après mon grand-père. Ainsi, on ne peut mourir, car si notre être en vient à être détruit par la mort, une partie de notre âme, bien vivante, continue de vivre dans l'horcruxe.
- Pourquoi n'en avons-nous pas entendu parler en cours de sciences occultes ? demanda Aberkane d'un air interdit.
Abram lui adressa un regard hautain.
- J'ai dit qu'il s'agissait d'une forme de magie tabou. Par respect pour les décisions … anglaises, depuis Slevin au poste de directeur de l'école avant Black, Poudlard se refuse à nous l'enseigner, y compris lors de ces cours... minables de prétendues sciences occultes.
Qu'importe, pensait Joanee, agacée, que le sujet soit ou pas enseigné à Poudlard, l'important était de savoir, maintenant qu'ils avaient mis la main dessus.
- Comment fonctionne l'enchantement ? Comment sépare-t-on son âme en plusieurs... parcelles ?
- Seul le meurtre déchire l'âme. En plus d'un niveau approfondi en magie, il faut avoir une volonté de puissance au-delà de l'impératif catégorique qui nous engage à ne pas nous tuer les uns les autres. Il faut que la peur de mourir et le désir intense de se préserver prenne la forme d'une puissance magique. Même les sorciers qui ne veulent surtout pas mourir ne peuvent fabriquer un horcruxe. Il s'agit de bien plus que ça, d'une sorte... d'obsession.
Un silence réfléchi accompagna sa déclaration. La plupart des garçons présents semblaient penser à la même chose.
- Et si... enfin, vous ne pensez pas que... seul Caligula Demetrio aurait été en mesure de nous en apprendre plus sur cette forme de magie ?...
La majorité des garçons acquiescèrent, tandis que le regard intelligent d'Abram se posa sur Joanee, qui avait refusé de lever les yeux pour contempler ce spectacle stupide.
- Je sais ce que tu penses, lui dit-il à voix basse.
Joanee posa enfin ses yeux sur lui et le toisa, ainsi que les autres.
- Vous vous comportez face à la puissance du savoir comme des gobelins cupides, des créatures magiques dont les sorciers s'occupent par charité ou bien parce qu'ils en ont besoin. Si vous pensez que le pouvoir se distribue à la manière de bonbons de récompense, si vous êtes prêts à accepter que l'on vous pose un pied sur le crane en échange de la connaissance, alors nous n'appartenons pas à la même espèce. La Magie, et je pensais que vous ne l'ignoriez pas, requiert des dispositions particulières, un état d'esprit qui n'est pas celui du marchandage. Vous devez l'expérimenter par vous-même, au prix de grandes souffrances que vous vous infligerez, ainsi vous apprenez à vous protéger de vous-mêmes.
- Mais, tu sais bien que certains élèves continuent de célébrer en secret la puissance du mage Cali...
- Pour moi la seule façon d'accroitre sa puissance magique n'est pas de se mettre au service d'un mage puissant, mais de le combattre. Ou bien tout simplement de s'en désintéresser et d'aller rechercher son propre pouvoir là où le coeur nous appelle. Ce que vous ne semblez toujours pas comprendre, c'est que chaque magie en chaque homme est une magie propre à chaque homme. Aucun sortilège n'est jamais le même, un sortilège est toujours différent d'un autre, selon des degrés d'intensité, de nuances. Si Demetrio a obtenu une forme de puissance supérieure à celle des autres mages, jamais, en aucun cas, la magie qu'il renferme ne pénètrera votre corps et votre esprit. Notre être est hermétique à toute forme de magie accomplie qu'il n'a pas lui-même créée. Vous ne serez, tout au plus, que de pâles imitations. Servir... Il n'y a que les mercenaires qui tuent pour de l'argent que je tolère. Se faire mercenaire pour le savoir, le pouvoir, me semble la preuve la plus brillante de la stupidité la plus totale. Vous avez besoin de savoir faire ? Expérimentez en vous. Testez vous.
Ceux qui apprennent servilement, pour le plaisir de savoir et d'ouvrir leur bouche à tout instant pour prouver qu'ils savent, ceux qui pensent que le travail est la plus grande des vertus, le travail pour le travail, le savoir pour le savoir... Imbéciles. Quiconque d'un peu rusé se rendrait compte que le savoir est pouvoir. J'en suis assoiffée. Les sorciers moyens qui s'enlisent dans des gué-guerres d'enfants, qui sont ravis parce qu'un combat d'échecs a été gagné, les sorcières qui aspirent à fonder une jolie petite famille, les bons élèves amis du savoir, les joyeux compères qui travaillent dur pour atteindre un niveau médiocre, je les ignore. J'aspire à des expériences magiques encore entièrement inédites, illégales, immorales. Dépassons, si vous le voulez bien, les notions de bien et de mal. N'ayons plus peur du sang rituel, des corps sacrés. Je ne suis pas méchante. Tuer ne me procure aucun plaisir, et je n'en ai aucunement besoin. Je respecte mes semblables, ils sont mes égaux en droits, nous avons la même magie en nous, simplement, eux, ne l'exploitent pas, ils la regardent, l'admirent, voire l'étouffent. J'ai les idées nettes. J'irai n'importe où pour elles. Je suis amorale. Je n'ai pas peur des ténèbres. Je suis effrontée, impétueuse. J'aime jouer. J'aime le danger. J'apprécie le mal, savez-vous comment, quand il est bien fait, avec du beurre dedans. J'apprécie le bien, pour les mêmes raisons. J'apprécie les causes pour lesquelles on se bat. La servitude me répugne. J'apprécie la puissance, quand elle est maîtrisée à ses limites. Je n'aime pas travailler. Je suis une mauvaise élève. Les cours à Poudlard, si j'excelle dans la plupart, me sont plus des révisions qu'autre chose. Je n'aime ni la divination, ni le soin aux créatures magiques, ni cette forme de divination presque moldue. Je suis amoureuse du cours le plus poussé à Poudlard: les potions. Là où les filtres de mort ne sont pas interdits. Là où la mort et la souffrance font partie du rituel de fabrication, de dilution, de condensation. Je n'aime pas les gens trop sérieux. Je n'aime pas les gens qui se battent contre toute forme de mort. Je n'aime pas les gens qui ne croient en rien. "Cet été les roses sont bleues ; le bois c’est du verre. La terre drapée dans sa verdure me fait aussi peu d’effet qu’un revenant. C’est vivre et cesser de vivre qui sont des solutions imaginaires. L'existence est ailleurs." (André Breton,
Manifeste du surréalisme)